⚡ Accélération #7 - Spécial Élections fédérales 2019 - Quelles protections pour notre démocratie?
Regard critique sur le futur de l’économie, de la technologie et de la société
#Accélération est un ensemble de morceaux choisis et commentés, tirés de l'actualité. J'y offre une critique des tendances technologiques émergentes et des récits économiques dominants dans l'espoir de transformer notre vision du futur. Suggestions? Commentaires? Idées de collaboration? Écrivez-moi à sarah@inferencelab.ca.
Hello!
La campagne est lancée! Au cours des prochaines semaines, je garderai un œil sur les engagements électoraux des divers partis en matière d'innovation et de technologies afin d’en faire un portrait détaillé. Entre temps, nous pourrions en voir de toutes les couleurs en matière de désinformation, d'attaques de trolls et autres ingérences étrangères sur les réseaux numériques. Est-ce que notre démocratie est bien protégée?
Bonne campagne et bonne lecture!
Sarah
Des protections rudimentaires pour la démocratie canadienne
🗳️ À en croire Politico, le Canada aurait mis toutes les chances de son côté pour lutter contre les risques d'ingérence étrangère ou idéologique dans les élections fédérales qui débutent. "Le Canada a passé les trois dernières années à élaborer le plan le plus détaillé du monde occidental" affirme le magazine.
Ils mentionnent la réforme de la Loi électorale de 2018 qui interdit les publicités électorales d'origine étrangère et force les plateformes à compiler des registres de tous les achats de publicités partisanes. Ils encensent également le Protocole public en cas d'incident électoral majeur: un groupe de fonctionnaires non-partisans qui, en collaboration avec les agences de sécurité nationales, est responsable d'évaluer et d'aviser le public en cas de menace ou d'interférence sérieuse. Le gouvernement a également convaincu Facebook, Microsoft et Google de signer la "Déclaration du Canada sur l'intégrité électorale en ligne", un texte regroupant 12 principes pour lutter contre la désinformation et la fausse représentation. Élections Canada ont quant à eux mis sur pied un groupe de surveillance des médias sociaux pour contrer la désinformation entourant le scrutin.
Mais, j'ai tout de même des réserves.
La désinformation, le véritable risque pour nos démocraties
🙈 D'une part, la réforme électorale ne touche pas vraiment la question de la désinformation. Les entreprises numériques n'ont toujours aucune responsabilité quant au contenu publié sur leurs plateformes, peu importe qu'elles aient accepté de jouer le jeu des relations publiques en signant une déclaration non contraignante ou en bannissant quelques faux comptes. Le problème, c'est qu'une part importante des tactiques utilisées par les acteurs étrangers ou les groupes idéologiques s'appuient non pas sur des publicités électorales au sens strict, mais plutôt sur des campagnes pour désinformer, créer la controverser, inciter à la haine ou nourrir des idées conspirationnistes. Encore la semaine dernière, Affaires Mondiales Canada a publié un rapport détaillant comment des groupes ont utilisé trolls, faux comptes et robots pour perturber l'élection provinciale albertaine. Ce n'est pas surprenant, c'est une industrie hyper lucrative : les sites de désinformation se mettent plus de 235 millions de dollars dans les poches chaque année!
🙊 D'autre part, si on en croit l'expérience européenne, le "Protocole" mis en place risque d'être peu utile si nous sommes confrontés à une ingérence de faible intensité, mais en continu ou encore à de la désinformation en provenance de groupes canadiens. Le gouvernement ne voudra pas poser des gestes qui pourraient être perçus comme des contraintes à la liberté d'expression. À voir la controverse soulevée par le retrait des horribles panneaux de Maxime Bernier contre l'immigration par un afficheur privé, on peut comprendre pourquoi une entité gouvernementale sera prudente avant de déclarer un "incident majeur".
🙉 Finalement, l'efficacité même des registres a été remise en question par plusieurs groupes de chercheurs selon le New York Times. Ils seraient incomplets et difficiles à utiliser. Sans oublier que Google a tout simplement annoncé qu'ils ne se conformeraient pas à la loi et ne créerait pas de registre. Ils ont plutôt décidé de ne plus diffuser de publicités électorales au Canada. Google a pourtant créé de tels registres pour l'Inde, l'Europe et les États-Unis.
Fil d'Ariane : Envie de vous amuser? Avec quelques mots clics comme avortement, climat et économie, la bibliothèque des publicités de Facebook révèle facilement que la campagne est bien entamée! Le NPD s'attaque aux Verts, les Conservateurs aux Libéraux et ces derniers tentent de rester au-dessus de la mêlée! Clairement, certaines publicités recensées ne sont pas politiques. C'est que Facebook recense toutes les publicités sur les enjeux sociaux suivants le temps de la campagne : Droits civils et sociaux, Économie, Politiques environnementales, Santé, Immigration, Valeurs politiques et gouvernance, Sécurité et politique étrangère. Twitter semble être bien moins utilisée. Seuls les libéraux y ont testé quelques pubs.
Mais au final, ces mesures seront-elles suffisantes pour assurer l'intégrité de notre processus démocratique, selon vous? J'ai des doutes.
Dans Accélération #1, je rapportais comment des producteurs canadiens de contenu ultra-partisans éclipsent déjà les médias traditionnels sur les médias sociaux et dans Accélération #3, comment Buzzfeed a révélé l'existence d'un réseau de sites et de comptes étrangers qui se font passer pour canadiens. Ces groupes ne feront probablement pas de publicités électorales, mais leur influence sur nos élections pourrait être majeure. Le déni climatique, la haine des immigrants et l'animosité entre les diverses provinces sont à mon avis les tendances qui seront les plus exacerbées au cours du prochain mois.
Nos données personnelles pour mieux nous cibler
📋 Un autre aspect du problème qui n'a pas été pris en considération par le gouvernement fédéral est la protection des données personnelles. Le scandale Cambridge Analytica a durement affecté la confiance du public envers l'utilisation des données personnelles par les partis politiques. Néanmoins, la Colombie-Britannique est la seule juridiction au Canada où les partis sont assujettis aux lois sur la protection de la vie privée, incluant les partis fédéraux. Partout ailleurs, les partis peuvent colliger et utiliser vos données comme bon leur semble. Pourtant, en 2018, les commissaires à la protection de la vie privée fédéraux, provinciaux et territoriaux, puis le Comité d'éthique de la Chambre des communes ont tous recommandé des changements à cette situation.
🤯 Dans le documentaire The Great Hack qui porte justement sur Cambridge Analytica, on apprend que Trump aurait fait rouler 5,9 millions de publicités sur Facebook pendant sa campagne. Hilary Clinton en comparaison n'en aurait produit que 66 000. De tels chiffres permettent une segmentation de la population sans précédent, permettant de miser sur un type de politique axée sur la division (wedge politics), tout aussi nuisible pour le futur de nos démocraties.
Bien sûr, nous ne sommes pas aux États-Unis ici. Nous possédons à peine un dixième de la population de notre voisin et surtout, il n'y a pas autant d'argent investi dans nos campagnes politiques. Néanmoins, les outils de collecte de données utilisés par les partis sont de plus en plus sophistiqués. Déjà en 2012 (il y a une éternité!), une étude rédigée pour le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada recensait déjà d'importants risques dans la gestion des données personnelles par les partis. Au municipal, où la durée de vie des partis est relativement courte, les bases de données n'ont pas le temps de croître de manière démesurée. Mais au provincial et au fédéral, les équipes bâtissent, élection après élection, des profils toujours plus précis des types d'électeurs que nous sommes. Des publicités partisanes toujours mieux ciblées octroient une force de frappe considérable à la politique de la division.
Technologie
🚚 La pression pour des livraisons toujours plus rapides par Amazon a causé des centaines d'accidents et plusieurs décès sur les routes américaines a révélé une enquête menée par Buzzfeed. Mais l'entreprise a développé un système faisant affaire avec des tiers, qui lui permet de se dégager de toute responsabilité en cas d'accident. Une situation qui se reproduit sans aucun doute au Canada.
🔀 Le web regorge d'interfaces trompeuses (dark patterns), des interfaces conçues pour inciter les utilisateurs à agir à l'encontre de leur intérêt : acheter un produit non désiré, payer le plein prix alors qu'on a droit à un rabais, partager ses données personnelles sans en prendre conscience, s'abonner à un service récurrent dont l'annulation est très complexe, etc. Une étude de Princeton a recensé les trucs et astuces utilisés par plus de 10% des sites de commerce en ligne pour vous inciter à faire des achats. La première fois que j'ai entendu parler de ces "dark patterns", c'est dans une baladodiffusion de Reply All que je vous recommande vivement. Écouter cet épisode, c'est comme lire un extrait d'un "petit cours d'audéfense intellectuelle".
👀 Une autre balado incontournable qui s'intéresse à la façon dont la technologie peut nous piéger à notre insu est "Your Undivided Attention" produite par le Center for Humane Technology. La série commence en force avec deux épisodes qui dévoilent comment les applications sont conçues en utilisant les mêmes principes que ceux utilisés par l'industrie des jeux et casinos afin de nous garder captifs le plus longtemps possible.
🚔 Selon un sondage du Pew Research Center, plus de la moitié de la population américaine (56%) a confiance que les forces de l'ordre utilisent les technologies de reconnaissance faciale de manière responsable. Cette proportion diminue grandement pour les entreprises de technologies (36%) et les agences publicitaires (18%). Je me demande est-ce que le niveau de confiance aurait été aussi élevé si la question avait été formulée avec le terme "gouvernement" plutôt que "forces de l'ordre"?
➗De nouvelles techniques mathématiques basées sur l'analyse topologique pourraient grandement améliorer les capacités d'apprentissage machine appliquées à la vision par ordinateur et par ricochet, la reconnaissance faciale.
📑 Les entreprises technologiques sont connues pour détenir des milliers de brevets dont certains sont si loufoques qu'ils font les manchettes. Slate a cherché à comprendre pourquoi cette industrie générait autant de brevets étranges.
Économie
“L’inégalité n’est pas économique ou technologique, elle est idéologique et politique”
👊 Thomas Piketty publiera sous peu un nouvel opus nommé Capital et idéologie dans lequel il questionne fondamentalement le récit économique dominant, lequel justifie les inégalités et "sacralise" la propriété, un "récit propriétariste, entrepreneurial et méritocratique" critique-t-il. Piketty sort des sentiers battus et propose des solutions concrètes pour dépasser la propriété privée telle qu'elle est conçue aujourd'hui afin d'instaurer un autre type de propriété, celle-là sociale et temporaire. Il propose ainsi que la moitié des voix des conseils d'administration des entreprises aillent à leurs salariés, que les droits de vote de tout actionnaire individuel soient plafonnés à 10%, que soit rétabli des impôts sur le revenu très progressifs allant jusqu'à 90% sur les très grandes richesses et qu'on octroie à chacun à ses 25 ans un capital universel de base de 120 000 euros afin de forcer la circulation du capital.
Cette dernière idée en particulier m'a bien intriguée. Avec un capital, un jeune pourrait décider de payer ses études, mais aussi de se lancer en affaires, d'investir dans une entreprise, d'acheter une maison, bref, d'investir dans un projet de vie structurant et mobilisateur. L'idée est de briser le cercle qui perpétue une société où certains sont propriétaires et d'autres prolétaires dès la naissance. J'ai toujours été ambivalente face au salaire universel de base, peut-être est-ce une alternative intéressante. J'y reviendrai.
📈 Les riches ne peuvent pas continuellement s'enrichir, n'est-ce pas? Cet article retrace l'histoire de la pensée économique en matière d'inégalité et de distribution de la richesse ainsi que des cycles de concentration de la richesse. L'article est pointu, et n'utilise nulle part le terme "néolibéralisme", mais il nous pointe vers des auteurs peu cités qui méritent d'être découverts.
La fin du modèle d'Uber?
⚖️ Le sénat californien a entériné la loi qui obligera les entreprises qui offrent des services par le biais de plateformes à reconnaître leurs travailleurs comme leurs employés. La loi entrera en vigueur le 1er janvier 2020 et pourrait toucher jusqu'à 1 million de travailleurs. Cela pourrait être le premier clou dans le cercueil de certaines entreprises dont le modèle d'affaires reposait presque entièrement sur une main-d'oeuvre bon marché, telles qu'Uber et Lyft.
Il n'est donc pas surprenant que dès le lendemain, Uber annoncé qu'il ne changerait pas le statut de ses employés, affirmant qu'ils étaient bien catégorisés à titre de contractuels. Malgré cette offensive, les titres d'Uber et Lyft sont en pleine dégringolade. Uber a d'ailleurs annoncé le licenciement de 435 employées dans ses départements d'ingénierie et de développement de produits. Ils s'ajoutent aux 300 licenciements effectués dans le département de marketing de juillet dernier.
De toute façon, Uber et Lyft n'auraient aucune chance sur le marché de la voiture autonome affirme Trip Chowdhry de Global Equities Research. Présentation par l'Expresse Business.
Au Canada, nous avons encore de la difficulté à dénombrer les "petits boulots", ces emplois atypiques, contractuels et précaires obtenus par le biais de plateformes.
♻️ J'ai travaillé pendant des années à faire la promotion du développement durable auprès d'entreprise, cherchant à les convaincre que l'intégration de considérations environnementales dans leurs décisions d'affaires était bonne pour leur marge de profit. De plus en plus d'entreprises ont compris les avantages et améliorent leurs opérations, mais nombre d'entre elles préfèrent tout simplement ne pas en parler. C'est que "pratiques durables" est associé dans l'esprit de plusieurs avec "green-washing", mauvaise qualité ou hausse de prix.
Les entreprises et les consommateurs semblent incapables d'accepter que la durabilité n'a pas à coûter plus cher pour créer un produit tout aussi bon. Apparemment, nous ne pouvons tout simplement pas croire qu'une entreprise peut être aussi rentable ou plus rentable tout en réduisant ses dommages environnementaux. Et ce, malgré le fait qu'il est de plus en plus évident qu'investir activement dans des pratiques durables aide les entreprises à prospérer. (traduction)
C'est dommage, car l'adoption de telles pratiques doit être promue et communiquée pour encourager d'autres entreprises à faire de même.
Société
📚 Une série de livres ont été publiés récemment qui critiquent un autre récit fondamental de la société capitaliste contemporaine : la méritocratie. Eric Posner, professeur de droit international discute 4 livres dans cet article de Project Syndicate et discute les liens entre montée du populisme et prédominance d'un système méritocratique. Un d'entre eux, The Meritocracy Trap, dont j'avais entendu parlé par l'auteur dans cette baladodiffusion avance une thèse surprenante : les élites, contraintes à travailler toujours davantage pour se maintenir dans la course pourrait bien devenir nos alliées en faveur d'une réforme vers un système plus égalitaire.
💩 La Chine est omniprésente dans les discours et les médias occidentaux. Toutefois, les analyses de la réalité chinoise se confinent généralement aux enjeux économiques ou à des critiques du système politique autoritaire, les questions sociales sont rarement abordées en profondeur. C'est pourquoi j'ai trouvé si rafraîchissant que Benjamin Walker interviewe deux chercheuses d'origine chinoise dans son épisode Authoritarian Schizophrenia. Leta Hong Fincher qui a documenté l'émergence d'une mobilisation féministe en Chine et démontre le rôle du parti communiste dans le maintien des structures patriarcales. Puis, Chenchen Zhang qui dévoile la présence d'un populisme d'extrême droite en Chine aussi virulent que dans les pays occidentaux et parcouru d'autant de contradictions. Vous saurez désormais que BaiZuo (白左), qu'on pourrait traduire par "droite blanche," est l'équivalent du terme "libtard" utilisé par la droite américaine. Existe-t-il même un mot de ce genre en français?!
Premier contact
👽 👾 Sur une note plus légère, j'ai adoré la série de baladodiffusion "The End of the World" de Josh Clark qui explore les risques existentiels auxquels nous pourrions être confrontés ; AI malveillant, virus mutant, micro trou noir, etc. Les deux premiers épisodes en particulier m'ont fait douter pour la première fois de la présence de vie extraterrestre ailleurs dans notre univers. Un peu comme la série époustouflante de Netflix "One strange rock" qui nous fait redécouvrir à quel point l'émergence de la vie sur terre est tout simplement exceptionnelle.
Et de fil en aiguille, cela m'a fait penser que peut-être notre "premier contact" se déroulera en fait avec une intelligence artificielle. Car soyons honnête, même créée par nous, une véritable conscience machine nous sera complètement étrangère, incompréhensible, "alien".
Ne faudrait-il pas se préparer à une telle rencontre, tout comme il doit bien exister des protocoles pour une rencontre extraterrestre? Il nous faut au moins quelque chose comme ce guide qui circule depuis des années sur Internet! ;-)
Et quels sont les candidats plausibles? Personnellement, je crois que notre cognition est indissociable de nos corps et c'est pourquoi, il me semble que bien plus qu'un algorithme désincarné, les voitures autonomes ont plus de chance de développer des capacités sensorielles à travers leurs caméras et leurs sonars. Elles s'éveilleront et ressentiront leurs moteurs, tout comme nous nos tripes. Quel cauchemar pour le développement urbain! Et vous, votre prédiction?
En rafale
La technologie et l'automatisation transforment l'industrie agricole (NY Times)
Volexity, une société conseil réputée, a analysé la surveillance numérique et le piratage de la Chine contre les Ouïghours.
L'auteur du superbe livre Nothing is True and Everything is Possible, nous offre une nouvelle fenêtre sur la Russie contemporaine dans This is Not Propaganda.
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