⚡Accélération #22 - Marx, le salariat et le confinement
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Hello!
Après un hiatus de quelques semaines pour me permettre de me consacrer à divers engagements, me revoilà. Face à une crise sans précédent, nombreux sont ceux qui appellent à saisir collectivement cette opportunité pour transformer notre société. Toutefois, les solutions concrètes se font rares. D’autres, et j’en suis aussi, pensent que la crise risque qu’accélérer les tendances qui habitaient notre monde au préalable : surveillance accrue au nom de la santé, inégalités exacerbées pour les travailleurs au front, consolidation du pouvoir de la big tech, etc.
Pour cette édition, je n’ai pu m’empêcher de réfléchir à la situation dans un désir de dépassement du capitalisme. J’y reviens toujours. J’ose espérer que ma réflexion contribuera à imaginer d’autres futurs.
Bonne lecture,
Sarah
Transformer le travail, dépasser le salariat
Pour Marx, ce qui distingue fondamentalement la société capitaliste des sociétés pré-capitaliste est le fait que l’individu moderne, indépendant et autonome dans le monde, est contraint de vendre sa force de travail afin de survivre. Il est « libre » de la vendre à n’importe quel employeur, mais il lui est au final impossible de sortir du système. Si personne ne veut (ou ne peut) acheter cette force de travail, si l’individu se retrouve sans salaire, il ne peut assurer sa subsistance, il est condamné à la pauvreté, voire à la mort.
Les implications de ce système sont crûment révélées par la crise actuelle. En effet, ce n’est pas l’arrêt de la production d’une majorité de biens et services qui génère actuellement une problématique sociale. Au contraire, on voit bien que la poursuite des "services essentiels" permet à la société de subvenir à ses principaux besoins et je n’ai, à ce jour, entendu parler d'aucun cas de pénurie sérieuse (à l’exception des pays en développement où la situation est parfois critique. Ici, au contraire, c’est plutôt le gaspillage alimentaire qui fait la une). Non, c’est plutôt la condition de salarié d’une majorité d’individus qui fait que l’arrêt des machines a créé une crise majeure. Mis à pied et sans revenu, les citoyens ne peuvent plus combler leurs besoins de base, même si ces biens et services sont toujours disponibles!
La crise économique qui résulte de la pandémie n’est au fond qu’une crise du mode de production capitaliste et j’ose postuler ici qu’elle aurait pu être évitée.
En 1930, l’économiste John Maynard Keynes, à qui on doit la politique du New Deal, était persuadé que d’ici un siècle, les individus ne travailleraient plus que 15 heures par semaine pour combler les besoins de l’ensemble de la société. Comment se fait-il qu’à 10 ans de cette échéance nous n'ayons pas encore réussi à nous affranchir du travail comme il l'imaginait? Pourquoi le salariat continue-t-il de jouer un rôle si prépondérant dans notre mode de production?
La réponse est complexe (et pourrait être très théorique!), mais je ne peux m’empêcher de pointer d’abord du doigt l’accaparement des gains de productivité par les entreprises et leurs actionnaires depuis le début des années 70. Le pouvoir d’achat des classes moyennes a lentement fondu et leur taux d’endettement a explosé, malgré le maintien du niveau d’activité économique des individus. Le salariat à temps plein était le seul mode de subsistance de la majorité.
Ce phénomène explique en partie l’inégalité dans la distribution de la richesse dans les sociétés occidentales. Cet écart grandissant a d’ailleurs contribué à l’avènement de la société de services et à la précarisation grandissante des salariés. En effet, je n’avais jamais si bien réalisé la corrélation entre les deux qu’en écoutant un documentaire sur le philosophe André Gorz, hier, où il explique clairement la situation et que je résume ici :
« Si vous payez une personne pour nettoyer votre logement, elle mettra autant de temps que vous pour le faire. Si vous avez besoin de travailler deux heures de plus pour payer cette personne, cela ne fait aucun sens économiquement. La société ne gagne pas de temps. Ce choix n’a donc de rationalité économique que si vous gagnez beaucoup plus que la personne que vous payez pour faire votre ménage. Et c’est là mon objection de fond à l’idée que la société de demain sera une société de services aux personnes. Il faudrait alors que toute une couche de la population soit beaucoup mieux payée pour son travail que les personnes qu’elle paie pour la servir. »
Je vous recommande d’ailleurs grandement ce documentaire en accès libre jusqu’au 25 avril seulement!
Malgré les transformations qu’a connues le système capitaliste (financiarisation, ubérisation, précarisation), le salariat comme principale relation de production n’a pas vraiment évolué depuis Marx, si ce n’est que son rôle dans la reproduction sociale est justifié de manière exponentiellement abstraite. En effet, combien d’entre nous réalisent brutalement aujourd'hui, dans le confort de notre maison, à quel point notre travail est inutile pour la poursuite de la société (vous vous rappelez les « bullshit jobs » de l’anthropologue David Graeber)? Combien, comme le rappelle le philosophe Harmut Rosa dans son livre Accélération, réalisent que « c’est désormais leur "temps" que l’entrepreneur capitaliste achète à ses employés et non plus le produit de leur travail ». Et que « le temps s’avère au fond l’instrument principal de la société disciplinaire de la modernité, comme l’a analysé M. Foucault » (Rosa, 2013). Mais au temps du confinement, même le temps ne vaut plus rien. Sans travail ou à tout le moins exemptés de l’horaire de 9@5 et des allers-retours au bureau, combien d’entre nous s'approprient un nouvel espace de liberté dans les interstices du quotidien? Et qui sera prêt à l’abandonner une fois la crise passée?
Il n’est pas si difficile d’imaginer un système où le salariat ne jouerait plus un rôle aussi important. Une distribution de la richesse plus équitable ainsi qu’un style de vie moins axée sur la consommation (un retour à ce qu’André Gorz appelle la « norme du suffisant »), combinés à la création d’espaces et d’ouvrages collectifs favorisant l’autonomie (jardins communautaires, fablabs, etc.) pourraient mener à une réduction de la prépondérance du salariat dans les sociétés riches.
À l’inverse, les principales mesures économiques d’urgence annoncées par les divers paliers gouvernementaux en réponse au COVID-19 ciblent principalement la relance de l'emploi: subvention salariale, financement du développement professionnel, prêts aux entreprises. La principale exception est l’aide financière d’urgence de 2000$ par mois accordée pour 4 mois par le gouvernement fédéral. Cette dernière mesure s’apparente drôlement à un revenu universel de base, une des rares politiques publiques qui pourraient venir transformer notre rapport au salariat.
Quoique certains économistes de gauche, comme Paul Krugman, estiment que le revenu universel n’est pas la réponse à la crise (ses arguments à mon avis sont très faibles), cette solution est de plus en plus discutée. D’ailleurs, cette semaine l’Espagne a annoncé son intention de mettre en place un tel revenu de base dans les meilleurs délais avec l’intention qu’il devienne un instrument permanent! À ce jour, seulement quelques projets pilotes avaient été testés à travers le monde. Qui sait, cette initiative marquera peut-être un tournant dans l’histoire! Meme le Pape appelle desormais à l'instauration d'un revenu de base pour tous!
Pourra-t-on vraiment envisager de revenir au statu quo?
Tous à la course, travaillant constamment à la limite du burn-out, surproduisant des services futiles et des biens de consommation polluants afin de pallier notre faible pouvoir d’achat et accumulant dettes après dettes afin de pouvoir enfin s’abandonner aux manipulations des incessantes campagnes de publicité personnalisées. Il est de toute façon probable que nous nous dirigions déjà vers un goulot d’étranglement, une crise de surproduction comme celle de 1929. Et ce, sans même parler du choc systémique que causera le réchauffement climatique.
À l’inverse, comment aurions-nous vécu un confinement mondial si nous avions pu compter sur un revenu universel garanti et sur une redistribution de la richesse plus équitable? Quel impact aurait eu l’arrêt de la production sur une population où la majorité n'aurait travaillé qu’une poignée d’heures par semaine? Les plus touchés, nos aînés, auraient-ils été parqués dans des CHSLD sans personnel? Y aurait-il eu autant de sans-abri sans les rues? Nos banques alimentaires auraient-elles été aussi sollicitées? Combien auraient été toujours incapables de payer leur loyer?
Le monde du travail est déjà en changement. Certaines tendances sont nuisibles, comme l'ubérisation de l’économie et l’effritement des droits des travailleurs. D’autres pourraient être des déclencheurs vers des transformations positives, telles que la robotisation qui pourrait justifier encore davantage le revenu universel garanti. D’autres, comme le télétravail, pourraient offrir plus de liberté aux individus ou à l’inverse mener à une surveillance accrue de leurs faits et gestes. Le travail apparaît ainsi comme une brèche dans laquelle nous devons nous engouffrer pour reconquérir nos droits.
Mais un futur durable pour notre société ne peut se bâtir qu’en dépassant ces luttes afin de réduire notre dépendance envers le travail. Ou comme le dit le philosophe Byung-Chul Han, il est temps o’opposer « la quête de la vie bonne à la lutte pour la survie ». C’est pourquoi un des fondements de notre action doit être la recherche de l’émancipation de notre condition de salarié. La possibilité de cette émancipation n’a jamais été aussi près.
Société
Le monde du travail
Vous voulez en savoir plus sur les transformations qui bousculent le monde du travail? Écoutez cette excellente série documentaire par France TV : Invisible: Les travailleurs du clic (bande-annonce). Les épisodes ne sont pas accessibles sur le site officiel, mais je vous les ai trouvés sur YouTube:
🎉 La Cour de cassation française, l'équivalent français de la Cour suprême, a refusé d'entendre un pourvoi d'Uber, qui voulait que ses chauffeurs soient considérés comme des travailleurs indépendants. Ce rejet valide que lien entre Uber et un de ses anciens chauffeurs était un contrat de travail.
🎉 Les travailleurs de Kickstarter votent pour former le premier syndicat de l'industrie technologique
Technologie
La surveillance continue
Grâce à la pandémie, la traque de nos données cellulaires est en voie de se normaliser :
La Chine a été la première à exiger l'utilisation d'une application pour traquer la propagation du virus. L’appli vous attribue un code (vert, jaune, rouge) qui détermine si vous pouvez prendre les transports.
Depuis, OneZero a recensé 25 pays dans lesquels des mesures de surveillance ont été déployées parfois de manière temporaire, parfois permanente. Avec des exemples qui donnent froid dans le dos comme l’alliance entre le ministère de la santé britannique et Palantir et de nouvelles annonces qui arrivent quasi tous les jours, comme en France.
Le Canada aussi rejoindra bientôt ce groupe: Yoshua Bengio, expert québécois en IA, a annoncé qu’il lancerait une application pour suivre vos interactions d’ici une semaine. À moins que notre propre service d’espionnage n’ait pas déjà commencé à le faire.
Jusqu’à maintenant, on avait droit à une diversité d’initiatives nationales, mais vendredi, Google et Apple ont annoncé qu’ils joignaient leurs efforts pour développer des API compatibles iOS et Android pour permettre le suivi des contacts par le biais des connexions Bluetooth. C’est dans l’intérêt des géants de s’accaparer ce nouveau réservoir de données.
Déjà, cette semaine Google a publié les données de géolocalisation collectées dans 131 pays pour évaluer le niveau de confinement de la population dans chaque pays. Les Québécois se sont rapidement autocongratulé d’être les champions du confinement au Canada. Mais je n’ai pas entendu un bruit sur l’incroyable valeur de telles données possédées par un privé et l’ampleur de ce qu’elle révèle sur nous tous. Imaginer si Google avait aussi accès à votre dossier médical. Ce n’est pas une possibilité farfelue considérant l’achat récent de Fitbit par Google et leur projet d’acquisition de données médicales Nightingale (voir Accélération #15).
Mais ce qui s’en vient sera une surveillance bien plus personnalisée comme l’explique l’Electronique Frontier Foundation. Les applications qui sont développées présentement et qui utilisent Bluetooth vont bien plus loin que la simple géolocalisation, elles utilisent plutôt une localisation de proximité qui comporte des risques d’identification beaucoup plus élevés que l’utilisation de données agrégées, même si ces dernières soulèvent aussi des enjeux de consentement et de biais.
Plusieurs médias, comme The New Statesman par exemple, nous présente cela comme un choix noir ou blanc entre « la pandémie ou le panoptique » (le panoptique est un modèle de prison conçu par l’économiste Jeremy Bentham à la fin du 18e siècle où un gardien, logé dans une tour centrale, peut surveiller tous les prisonniers sans que ceux-ci puissent savoir s'ils sont observés) et n’hésite pas à promouvoir la bio-surveillance, dans la mesure où le système demeure démocratique et le citoyen en contrôle de ses données, mais est-ce suffisant?
À l’inverse, d’autres comme le professeur de droit Peter Swire, nous invitent à la prudence, nous invitant avec justesse à tirer des leçons du délire sécuritaire qui a suivi les attentats du 11 septembre aux États-Unis et les impacts que cela a eus sur les droits des citoyens.
Même les activistes n’y retrouvent plus leur latin : divisés entre les bénéfices d’un meilleur contrôle de la pandémie et les risques de dérives et les impacts pour nos droits individuels à long terme. (Long, mais intéressant article qui fait un bon topo des enjeux).
Pour moi, le choix est simple. La surveillance est incompatible avec la protection de la liberté et de l’autonomie des citoyens. La seule et unique raison pour laquelle nous envisageons ces divers mécanismes, c’est pour repartir la machine économique au plus vite et faire comme si de rien n’était. Mais nous sommes collectivement au pied du mur et il est temps d’expérimenter d’autres options. Si cela requiert quelques semaines ou quelques mois de confinement de plus, soit.
Économie
Une vague de nationalisation?
Plusieurs industries seront sévèrement touchées par la crise. Ne devrait-on pas profiter de l’occasion pour nationaliser certaines d’entre elles?
Les États-Unis ont récemment injecté 60 milliards de dollars dans leur industrie aérienne sans aucune exigence climatique en contrepartie. En comparaison, l’industrie a versé 45 milliards de dollars à ses actionnaires par le biais de rachat d’actions au cours des 5 dernières années uniquement en plus d’avoir bénéficié de milliards d’économies de taxes depuis l’arrivée de Trump au pouvoir. Comment les Américains peuvent-ils justifier un tel transfert de richesse du public vers un actionnariat privé, sans compensation? Je suis plutôt d’accord avec la proposition de Paris Marx (oui, oui, 😉) qui propose plutôt de nationaliser les compagnies aériennes et d’intégrer cette industrie comme le reste du réseau de transport national.
Ici au Canada, c’est l’industrie pétrolière qui fera bientôt l’objet d’un sauvetage. L’industrie est ébranlée par le double choc de la lutte des prix qui se jouent à l’international entre l’OPEC et la Russie et de la baisse de la demande provoquée par le coronavirus. Sous la pression de l’Alberta, le gouvernement minoritaire de Trudeau s’apprête donc à accorder 15 milliards de dollars à l'industrie. Comment peut-on justifier un tel investissement dans le contexte du réchauffement climatique?! Encore récemment, une étude estimait que nous avons sous-estimé les émissions de cette industrie par près de 40%! Comment peut-on envisager de demander aux contribuables de soutenir ces grandes transnationales polluantes qui engrangent des milliards de profits chaque année? Au minimum, une nationalisation permettrait de planifier la décroissance de l’industrie et la transition de l’économie albertaine. Nous avons déjà le pipeline TransMountain, alors pourquoi pas? Les arguments ne manquent pas selon James Wilt qui aborde le sujet dans Passage. En attendant, vous pouvez aller soutenir la campagne de Greenpeace « un plan de relance pour les travailleuses et travailleurs, pas les millionnaires de l’industrie pétro-gazière ».
Oh et on devrais définitivement nationaliser tous les CHSLD privés aussi…
Et pour conclure, lectures d’intérêt en rafale:
Pourquoi n'interdisons-nous pas simplement la publicité ciblée ?
Nous devons répondre aux changements climatiques avec la même vigueur qu’au coronavirus, affirme Teen Vogue! (Et oui, deuxième fois que je cite Teen Vogue! On aura tout vu!) Et pourquoi ça n’arrivera pas.
Voici à quoi ressemblait l'application interne de reconnaissance faciale de Facebook
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